Dans un arrêt rendu le 16 juin 2015 (Delfi AS c. Estonie, Requête no 64569/09), la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’Homme a retenu que la société responsable d’un grand portail d’actualités pouvait être tenue responsable de contenus illicites publiés par les internautes. Elle a considéré que son rôle dépassait celui d’un prestataire passif de services purement techniques qui pouvait se contenter de réagir si on les lui signalait. Elle a abordé ce cas comme un examen des devoirs et responsabilités d’un journaliste et la recherche d’un juste équilibre entre la liberté d’expression protégée et le droit au respect de la vie privée. Il est néanmoins difficile de comprendre pourquoi la Cour a traité Delfi comme un responsable de publication pour les commentaires plutôt que comme un hébergeur.

Les faits
La société anonyme estonienne Delfi AS exploite à titre professionnel et à des fins commerciales un grand portail d’actualités sur Internet, qui publie des articles sur l’actualité rédigés par ses services et qui invite les lecteurs à les commenter. En janvier 2006, Delfi a publié sur son site web un article concernant une société de ferries qui avait pris la décision de modifier l’itinéraire emprunté par ses navires pour rallier certaines îles. Cette modification avait engendré la rupture de la glace dans certains endroits où des routes de glace auraient pu être tracées plus tard dans l’année, retardant ainsi de plusieurs semaines l’ouverture de telles routes, moyen moins onéreux et plus rapide que les ferries pour rallier les îles. L’article était équilibré et exempt de termes injurieux, mais de nature à provoquer des débats.

Chaque lecteur de cet article était à même d’accéder aux messages des autres utilisateurs du site publiés sous l’article. Ce dernier a généré 185 commentaires dont une vingtaine extrêmement grossiers ou menaçants à l’égard de la compagnie de ferries, respectivement de son propriétaire. Leur illicéité apparaissait au premier coup d’œil. Delfi a retiré les commentaires illicites six semaines après leur publication mais dès qu’elle a reçu une notification à cet effet des avocats de la compagnie.

En avril 2006, le propriétaire de la compagnie de ferries a engagé des poursuites contre la société Delfi qui a été jugée responsable en vertu de la loi sur les obligations au motif qu’elle aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites. Le propriétaire de la compagnie de ferries s’est vu accorder 5000 couronnes estoniennes à titre de dommages et intérêts (env. EUR 320.-). Il est reproché à Delfi de ne pas avoir empêché la publication des commentaires.

En résumé, le droit local prévoit un régime similaire à celui de la directive sur le commerce électronique 2000/31/CE, à savoir une absence de responsabilité du simple fournisseur d’accès et une responsabilité limitée de l’hébergeur. Ce dernier n’a en effet pas de responsabilité s’il n’a pas connaissance des informations litigieuses et qu’il prend toutes les mesures pour les retirer dès qu’il en prend connaissance.

La Jurisprudence de la CJUE
La CourEDH a largement cité la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et plus particulièrement:

  • un arrêt du 23 mars 2010 (affaires jointes C-236/08 à C-238/08, Google France et Google), dans lequel la CJUE a dit que, pour vérifier si la responsabilité du prestataire d’un service de référencement pouvait être limitée au titre de l’art. 14 de la directive 2000/31/CE, il convenait d’examiner si le rôle exercé par ledit prestataire était neutre, c’est-à-dire si son comportement était purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données stockées par lui;
  • un arrêt du 12 juillet 2011 (affaire C-324/09, L’Oréal e.a.), où la CJUE a jugé que l’art. 14 par. 1 de la directive 2000/31/CE devait être interprété comme s’appliquant à l’exploitant d’une place de marché en ligne lorsque celui-ci n’avait pas joué un rôle actif qui lui permette d’avoir une connaissance ou un contrôle des données stockées, et que ledit exploitant jouait un tel rôle actif quand il prêtait une assistance qui consistait notamment à optimiser la présentation des offres à la vente en cause ou à les promouvoir;
  • un arrêt du 24 novembre 2011 (affaire C-70/10, Scarlet Extended), où la CJUE a jugé qu’un fournisseur d’accès à Internet ne pouvait faire l’objet d’une injonction lui ordonnant de mettre en place un système de filtrage de toutes les communications électroniques transitant par ses services, qui s’applique indistinctement à l’égard de toute sa clientèle, à titre préventif, à ses frais exclusifs et sans limitation dans le temps, et qui soit capable d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant l’œuvre violant prétendument des droits de propriété intellectuelle;
  • un arrêt du 16 février 2012 (affaire C-360/10, SABAM) où la CJUE a tenu un raisonnement similaire s’agissant d’un prestataire de services d’hébergement;
  • un arrêt du 13 mai 2014 (affaire C-131/12 Google Spain et Google), où la CJUE a dit que l’activité d’un moteur de recherche sur Internet devait être qualifiée de « traitement de données à caractère personnel » au sens de la directive 95/46/CE, et que ce traitement de données à caractère personnel était susceptible d’affecter significativement les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel; et
  • un arrêt du 11 septembre 2014 (affaire C-291/13, Papasavvas), où la CJUE a dit que, dès lors qu’une société d’édition de presse qui publiait sur son site Internet la version électronique d’un journal avait, en principe, connaissance des informations qu’elle publiait et exerçait un contrôle sur celles-ci, elle ne pouvait être considérée comme un « prestataire intermédiaire » au sens des art. 12 à 14 de la directive 2000/31/CE, et ce que l’accès au site fût payant ou gratuit.

Un difficile équilibre
La Cour souligne d’abord que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression. Elle met ensuite en balance ces propos en poursuivant que les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. Ce sont ces deux réalités contradictoires qui sont au cœur de la présente affaire.

Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous-tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle protège respectivement en ses art. 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits. Ainsi, tout en reconnaissant les avantages importants qu’Internet présente pour l’exercice de la liberté d’expression, la Cour considère qu’il faut en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations des droits de la personnalité. Pour la Cour, il s’agit d’une question de devoirs et responsabilités au sens de l’art. 10 § 2 CEDH, qui incombent aux portails d’actualités sur Internet lorsqu’ils fournissent à des fins commerciales une plateforme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées et que certains internautes y déposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalité de tiers.

Un portail professionnel n’est pas forum ou un média social
La Cour relève ensuite, comme pour restreindre la portée de son arrêt que c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution et qu’il est nécessaire de délimiter la portée de son examen à la lumière des faits cette cause qui concerne un grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et non pas d’autres forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple les forums de discussion ou les sites de diffusion électronique, où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs.

La Cour estime que la reconnaissance des différences entre un exploitant de portail et un éditeur traditionnel est conforme aux instruments internationaux adoptés dans ce domaine, instruments dans lesquels on perçoit une certaine évolution en faveur de l’établissement d’une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d’une part, et les activités des médias sur Internet, d’autre part. Elle considère qu’en raison de la nature particulière de l’Internet, les devoirs et responsabilités que doit assumer un portail d’actualités sur Internet peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers.

L’exploitant d’un portail Internet traité comme un éditeur de publications imprimées
L’autorité inférieure avait considéré qu’en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels.

S’il est possible de suivre différentes approches dans la législation pour tenir compte de la nature des nouveaux médias, dit la Cour, il était ici suffisamment prévisible, à partir des dispositions de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations, qu’un éditeur de médias exploitant un portail d’actualités sur Internet à des fins commerciales pût, en principe, voir sa responsabilité engagée en droit interne pour la mise en ligne sur son portail de commentaires clairement illicites tels que ceux en cause en l’espèce.

Ne pas avoir empêché la publication des commentaires
Delfi avait intégré dans son site la zone de commentaires sur la page où les articles d’actualités étaient publiés et elle y invitait les internautes à enrichir les actualités de leurs propres jugements et opinions (commentaires). Ces commentaires représentaient un intérêt économique pour Delfi. Elle interdisait le dépôt de commentaires sans fondement et/ou hors sujet, contraires aux bonnes pratiques, contenant des menaces, des insultes, des obscénités ou des grossièretés, ou incitant à l’hostilité, à la violence ou à la commission d’actes illégaux. Ces commentaires pouvaient être supprimés et la possibilité pour leurs auteurs d’en laisser d’autres pouvait être restreinte par Delfi. De plus, les auteurs des commentaires ne pouvaient pas les modifier ou les supprimer une fois qu’ils les avaient déposés sur le portail: seule la société requérante avait les moyens techniques de le faire.

Pour la Cour, le rôle joué par Delfi dépasse celui d’un prestataire passif de services purement techniques. Il n’était pas nécessaire d’empêcher la publication, mais un retrait des commentaires sans délai après leur publication aurait été suffisant pour permettre à Delfi de ne pas être tenue pour responsable.

La Cour justifie ce raisonnement par le fait qu’il est plus difficile pour une victime potentielle de surveiller continuellement l’Internet que pour un grand portail d’actualités commercial en ligne d’empêcher la publication de propos illicites ou de retirer rapidement ceux déjà publiés. Elle souligne encore que le dommage moral est limité (EUR 320.-) et que Delfi exploite le site à titre professionnel et commercial.

Une décision insatisfaisante
La Cour ne paraît pas très à l’aise avec cette décision. Comme le relèvent les juges Sajó et Tsotsoria dans leur opinion dissidente, ni les autorités internes ni la Cour n’ont expliqué pourquoi la disposition du droit contraignant de l’Union européenne est dénuée de pertinence en l’espèce, sauf à dire que la présente affaire porte sur la publication et non le stockage de données.

Alors que l’éditeur de presse publie, un intermédiaire actif comme Delfi n’a normalement aucun contrôle personnel sur l’individu qui dépose le message. Le commentateur n’est pas l’employé de celui qui publie et, dans la plupart des cas, n’est pas connu de ce dernier. La publication intervient en dehors de toute décision de celui qui publie. Ainsi donc, le niveau de connaissance et de contrôle diffère sensiblement.

Pour ces juges finalement, l’obligation de retirer des commentaires injurieux sans connaissance effective de leur existence et immédiatement après leur publication suppose que l’intermédiaire actif exerce une surveillance constante…

La jurisprudence de la CJUE exclut pourtant surveillance préventive, ce que la Cour ne remet pas en cause, alors que cela semble bien être le seul moyen de s’assurer d’une suppression immédiatement après la publication d’un commentaire. Pour le titulaire d’un site permettant des commentaires, le risque augmente sensiblement depuis cette décision. La Cour a néanmoins pris soin de relever à de nombreuses reprises le caractère commercial du site de Delfi, l’activité professionnelle de ce site d’actualités et le très faible montant de du dommage.

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