Le Tribunal administratif fédéral (TAF) a publié l’arrêt rendu dans l’affaire Google Street View (voir le premier billet  et l’arrêt A-7040/2009).

Globalement, on retiendra que c’est la première décision rendue à ce sujet en Suisse et qu’elle s’inscrit dans la tendance des lois et autres décisions judiciaires en Europe, sans pourtant y faire la moindre référence  (ce  certes n’était pas nécessaire). Il s’agit d’une très longue (trop longue ?) décision rédigée sur 58 pages et suivant un schéma classique. Pour l’anecdote, on mentionnera que l’un des deux avocats représentant Google dans ce dossier est l’auteur du principal commentaire de la Loi fédéral sur la protection des données (abondamment cité dans la décision).

Google et Google suisse
Le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT) avait émis des recommandations que Google a contestées et n’a pas suivies. Le préposé a alors ouvert action devant le Tribunal administratif fédéral contre les sociétés Google Inc. (dont le siège est à Mountain View USA) et Google Switzerland Sàrl (dont le siège est à Zurich) . Il n’a pas d’autre moyen d’imposer le respect de ses recommandations. Le PFPDT demandait en substance que les visages et les plaques d’immatriculation soient rendus totalement méconnaissables, que les personnes se trouvant dans des zones sensibles soient anonymisées, qu’aucune prise de vues ne soit admise dans le domaine privé, que Google fasse connaître à l’avance les villages et les villes où des prises de vues ont lieu ainsi que la date de leur mise en ligne.

Dans sa défense, Google a très logiquement contesté tous les points sur lesquels reposaient l’argumentation du Préposé. Elle a notamment remis en cause les questions de compétence comme la qualité pour défendre (le rôle juridique ne quelque sorte) de Google Switzerland Sàrl, la compétence du PFPDT ainsi que les questions de fond tel que l’application de la Loi suisse sur la protection des données, le caractère de données personnelles des données enregistrées, le consentement implicite à l’enregistrement ou l’intérêt supérieur à la récolte des données.

Premièrement le Tribunal a admis la compétence des parties, soit que le PFPDT était compétent pour rendre une recommandation et la porter devant le Tribunal d’une part, et que Google Inc. et Google Switzerland Sàrl pouvaient être destinataires des recommandations (et être attaquées en justice). Le Tribunal a notamment retenu que l’entreprise locale Google Suisse représentait en Suisse la maison-mère et qu’une demande d’effacement devait être adressée (fort heureusement d’ailleurs) à l’entreprise Suisse.

Si la Loi sur la protection des données (LPD) ne contient pas de dispositions particulières sur son champ d’application géographique pour les personnes privées, il ne fait aucun doute pour le Tribunal que le principe de territorialité s’applique. La LPD est ainsi applicable aux données traitées en Suisse, y compris lorsque les données sont publiées à l’étranger ou traitées à l’étranger après avoir été récoltées en Suisse.

Des données personnelles ?
Google contestait que les données récoltées et diffusées soient des données personnelles. C’est en effet par là qu’il fallait débuter même si cet argument avait peu de chance de trouver grâce aux yeux des juges. Les données personnelles sont les données en lien avec une personne et qui identifient ou rendent cette personne identifiable. L’argument est rejeté par le Tribunal qui rappelle que les images de personnes, mais également les plaques d’immatriculation et les maisons, jardins et cours peuvent aisément identifier une personne.

Ayant admis le traitement de données, le Tribunal vérifie si le traitement des données est conforme à la loi. Dans ce cadre Google faisait valoir que les personnes concernées ont donné leur accord et que l’intérêt privé ou public à la collection/diffusion des données surpasse celui de la protection des données. Il s’agit des trois éléments classiques de défense, des motifs justificatifs au traitement des données. Ces arguments étaient certainement ceux qui avaient le plus de chance d’être accueillis favorablement.

Une autorisation implicite ?
Le Tribunal a refusé de retenir un accord implicite des personnes filmées du seul fait qu’elles acceptent d’être vues dans la rue. Se promener à l’extérieur de chez soi ne signifie pas donner son accord à être enregistré et diffusé sur internet, qui plus est avec une fonction de zoom. Cela correspond à la conception européenne, contrairement à ce qui prévaut aux USA. Le Tribunal a encore retenu qu’il n’est pas évident de savoir que l’on est filmé et encore moins de prendre des mesures pour l’éviter (comment se cacher de la voiture Google ? comment savoir qu’elle arrive ? etc.) Le Tribunal est revenu sur l’origine de la protection des données et en particulier le droit à l’autodétermination informationnelle, soit le droit de l’individu de décider quelles données il rend public, quand et comment.

Un intérêt prépondérant ?
S’agissant de la pesée des intérêts entre la protection de l’individu d’un côté et l’intérêt Google a avoir un produit complet, respectivement des autres individus à voir les données, le Tribunal a insisté qu’il n’était pas question de permettre ou d’interdire Google Street View, mais seulement de prendre ou non certaines mesures avant la diffusion des images. Les intérêts à mettre en balance avec la protection des données doivent être admis avec retenue et l’intérêt économique ou financier n’est en principe pas relevant. La balance ne pouvait alors pas pencher en faveur de Google.

Le Tribunal a finalement admis les conclusions du Préposé avec une seule réserve s’agissant des rues privées, ainsi que des jardins et cours clôturés qui pourront être filmée depuis le domaine public à la condition qu’ils soient normalement visibles pour les passants habituels. Les frais de justice par CHF 5000.- ont été mis à la charge de Google et aucune indemnité pour les frais des parties n’a été accordée comme le veut la procédure.

Conséquences
A moins que le Tribunal fédéral ne modifie cette décision à la suite d’un probable recours de Google, Google Street View devra se conformer aux demandes du préposé. Un contrôle manuel des images avant la mise en ligne (ainsi que de celles déjà en ligne) devra avoir lieu. Une meilleure information (notamment dans la presse) concernant l’enregistrement des images et ensuite la mise en ligne devra être mise en place.  Ces conditions ne sont guère différentes de celles acceptées en Allemagne par Google. Ces exigences s’appliquent à Google qui est destinataire de la décision, mais elles devront être respectées par tout produit similaire (par exemple Microsoft Street Slide ou Ovi Map 3D).

Mise à jour le 11 mai 2011
Google a annoncé le 11 mai  2011 son intention de faire recours au Tribunal fédéral, ce qui est logique. Ce qui l’est en revanche moins, c’est les menaces de fermer ce service si le jugement du TAF n’est pas annulé. D’un côté cela correspond à l’argument qui tend à dire que Google ne peut pas faire mieux, mais d’un autre le chantage est malsain et est souvent la preuve de l’absence d’arguments sérieux. Un juge fédéral sera-t-il influencé par de tels propos ou au contraire voudra-t-il prouver qu’il reste indépendant? Impossible de savoir s’il s’agit seulement de paroles ou si le service serait réellement fermé (ce dont on peut douter si d’autres acteurs se profilent sérieusement en Suisse), mais nous aurons probablement la réponse avant la fin de l’année.

Mise à jour le 02 octobre 2012
Le Tribunal fédéral a statué sur le recours de Google (voir le résumé de l’arrêt)

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