Le Tribunal fédéral (TF) a publié la semaine dernière un long arrêt 1C_63/2023 du 17 octobre 2024 dans lequel il annule plusieurs dispositions de la Loi cantonale sur la police du canton de Lucerne (LPol/Lu) relatives à la recherche automatisée de véhicules et à la surveillance du trafic, ainsi que celles devant servir de base légale cantonale pour le réseau de systèmes d’information de police de la Confédération et des cantons. Soit le canton n’avait pas de compétence législative, soit la loi n’était pas assez précise.
Une atteinte grave à la sphère privée
L’art. 4quinquies LPol/Lu devait permettre l’enregistrement automatique des images de véhicules en mouvement et de leurs occupants, immédiatement suivi d’une recherche automatisée avec les répertoires de signalement et les ordres de recherche de la police. Indépendamment d’une correspondance, les données devaient être conservées et pouvaient encore être utilisées pendant 100 jours dans le cadre de la poursuite d’infractions graves ou pour rechercher des personnes disparues ou en fuite.
Le TF fédéral rappelle d’abord ses décisions précédentes dans lesquelles il a déjà établi que la recherche automatisée de véhicules représente une atteinte grave à la sphère privée et à l’autodétermination informationnelle parce que le système permet de collecter et de traiter des données en masse et de manière pratiquement illimitée (ATF 146 I 11). Il rappelle encore qu’il faut un intérêt public particulier allant au-delà du simple intérêt public à identifier ou intercepté des personnes signalées. Une surveillance totale de la société porte en effet atteinte au noyau dur du droit à l’autodétermination informationnelle (et une telle atteinte n’est donc pas justifiable dans une société démocratique). Pour qu’une telle surveillance puisse être envisageable, le législateur doit préciser dans une loi avec quelles bases de données policières les images peuvent être comparées et pendant combien de temps, les finalités doivent être clairement définies et des mesures de contrôle par un organe indépendant doivent être prévues (ATF 149 I 218).
Pas de compétence cantonale pour la recherche automatisée de véhicules
La recherche automatisée de véhicules est une mesure de surveillance aux fins de poursuite pénale, ce qui nécessite une base légale dans le Code de procédure pénale suisse (CPP). C’est bien la Confédération qui est compétente pour adopter une telle loi et non pas les cantons. Si les cantons ont des compétences pour adopter des lois de police et prévoir des mesures de surveillance préventive, par exemple en matière de vidéosurveillance des espaces publics ou de mesures de surveillance secrètes), le canton de Lucerne visait principalement un but de poursuite pénale.
Dans le cas présent, La LPol/Lu ne cherchait pas à permettre de détecter et d’empêcher la commission d’infractions (ce qui serait de la compétence cantonale), mais elle visait à identifier des auteurs et poursuivre les infractions commises (ce qui est de la compétence fédérale et qui nécessite une base légale dans le CPP).
Si la recherche automatisée s’était limitée à des buts préventifs (dont la recherche de personnes disparues ou évadées), elle représenterait alors une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux et doit être annulée.
Le TF rappelle encore les risques liés à l’établissement de profils de déplacement, ainsi que le principe que lorsque les images ne donnent pas de résultat positif, elles devraient être immédiatement effacées (alors que la LPol/Lu prévoyait une conservation durant 100 jours, dans tous les cas).
Les systèmes d’analyse dans le domaine de la criminalité en série
La nouvelle disposition de la LPol/Lu doit permettre à la police d’évaluer de manière automatisée des données personnelles pour effectuer des profilages, y compris des données biométriques.
L’identification des auteurs très actifs (80% des délits seraient commis par seulement 20% des auteurs) est un élément important de la lutte contre la criminalité sérielle, particulièrement présente dans les infractions contre le patrimoine. La connaissance de la probabilité qu’une infraction soit commise permet ainsi de mieux mettre en ouvre les mesures préventives et répressives.
Ici le TF admet que la lutte contre la criminalité en série est bien une compétence cantonale, car elle vise d’abord à éviter la commission d’infractions. Il y a un intérêt public évident à lutter contre ce type de criminalité.
Ce sont principalement les systèmes d’analyse PICAR (pour les infractions sérielles contre le patrimoine) et PICSEL (pour la cybercriminalité) qui sont prévus. Il ne s’agit pas de systèmes algorithmiques de prise de décision ou d’intelligence artificielle, mais simplement de bases de données modernes qui permettent une collecte structurée de données sur la criminalité, telles que l’heure, le lieu et le mode opératoire de l’incident, et facilitent ainsi l’analyse des liens entre les délits par des analystes humains. Leur utilisation ne constitue pas une atteinte beaucoup plus intensive au droit fondamental à l’autodétermination en matière d’information que le travail policier traditionnel.
Plus l’atteinte est importante, plus les exigences de qualité de la loi sont importantes
La loi représente toutefois un risque pour le TF, puisqu’elle n’indique pas se limiter à ces systèmes et qu’elle pourrait autoriser des systèmes qui prennent des décisions automatisées sur la base d’un algorithme ou du traitement de grandes quantités de données (avec des risques de discrimination, de traitement de données sans lien avec le but de leur collecte initiale, etc.). Le canton envisage d’ailleurs d’utiliser la reconnaissance faciale et d’autres données biométriques pour l’analyse.
La reconnaissance faciale automatisée constitue une atteinte grave au droit à l’autodétermination informationnelle et elle nécessite une base explicite dans une loi formelle. Or la LPol/Lu ne contient pas de disposition explicite sur les conditions – formelles et matérielles – de l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale automatisée. Certains éléments pourraient être précisés dans une ordonnance, mais cela n’est pas suffisant. Ces critères doivent figurer dans une loi.
En l’absence d’une base légale formelle, les données de reconnaissance faciale ne pourront pas pas être exploitées de manière automatisée, par comparaison avec du matériel photo ou vidéo ou avec une banque de données, mais uniquement pour vérifier l’identité d’une personne par une comparaison 1:1 entre cette personne ou une image prise d’elle et un modèle.
Le TF effectuait un contrôle abstrait d’une norme cantonale. Dans ce contexte, il n’annule des dispositions que si aucune interprétation conforme au droit supérieur n’est possible. Il n’est donc pas permis d’utiliser des systèmes intelligents, mais la réglementation peut toutefois être appliquée conformément à la Constitution dans la mesure où elle prévoit seulement l’utilisation de systèmes d’analyse «simples», avec l’intervention d’analystes humains et si les données sont saisies manuellement.
La plateforme nationale de recherche policière
Afin de créer un réseau de systèmes d’information de police de la Confédération et des cantons, une plateforme nationale de recherche policière (POLAP) est en projet. Il fait suite à une motion de la conseillère nationale Eichenberger (18.3592), qui chargeait le Conseil fédéral en 2019 de mettre en réseau les systèmes d’information de police. L’objectif est de créer un portail d’accès central afin de pouvoir consulter les différents systèmes d’information de la Confédération, de l’UE et des cantons avec une seule saisie. En raison de la souveraineté des cantons en matière de police, un tel système ne peut toutefois pas reposer uniquement sur des bases légales fédérales. Trois options sont envisagées :
- la conclusion d’un accord intercantonal sur l’échange des données policières sous l’égide de la Conférence des commandants des polices cantonales de Suisse (CCPCS),
- une révision de la Constitution fédérale afin de donner à la Confédération la compétence de réglementer la consultation de données policières entre les cantons ainsi qu’entre la Confédération et les cantons (motion de la Commission de la politique de sécurité du Conseil national 23.4311), ou
- des bases légales cantonales, comme ici à Lucerne.
Tout d’abord, le Tribunal fédéral ne voit pas aisément comment un système d’information de police commun à la Confédération et aux cantons peut être mis en œuvre de manière efficace et pratique sur la base d’une multitude de réglementations cantonales, parfois divergentes. De plus, la LPol/Lu prévoyait que les données seraient rendues immédiatement accessibles par le biais d’une procédure d’appel, soit sans qu’une demande d’assistance administrative ne soit requise au préalable, ce qui rend plus difficile le contrôle, notamment juridictionnel.
Le TF rappelle que la procédure d’appel ne doit être autorisée que s’il est garanti d’une autre manière qu’elle ne sera utilisée que pour des transmissions de données pour lesquelles il existe une base légale suffisante et qui sont proportionnées dans le cas concret. En outre, il doit exister une raison suffisante pour laquelle une procédure d’appel est nécessaire et proportionnée, c’est-à-dire que les données ne peuvent pas être transmises en réponse à une demande concrète.
La LPol/Lu ne limitait ni les catégories de données concernées, ni les finalités du traitement desdites données ou le cercle des personnes autorisées à y accéder. Elle ne constitue donc pas une base légale suffisamment précise pour une atteinte aussi grave au droit à l’autodétermination en matière de données et contrevient en outre au principe de proportionnalité.
Si le législateur lucernois voulait effectivement autoriser un échange en ligne de toutes les données policières sans conditions ni limites, la disposition violerait l’exigence d’un intérêt public prépondérant et le principe de proportionnalité. En effet, il est difficile de comprendre dans quelle mesure l’accès en ligne est nécessaire pour toutes les données policières, y compris les cas de peu d’importance.
Commentaire
Le TF a confirmé que les cantons ne sont pas compétents pour introduire une recherche automatisée de véhicules : si elle a un but de poursuite pénale c’est une compétence fédérale et si elle a seulement un but préventif, l’atteinte à la sphère privée n’est pas justifiable. En revanche le TF n’exclut pas que la Confédération puisse introduire dans le CPP une telle mesure. Il ne devait pas se prononcer sur cette question, mais il a néanmoins rappelé que l’atteinte est très importante, qu’elle devrait être réservée aux infractions les plus graves et que des mesures de contrôles sont nécessaires. On peut espérer que le législateur fédéral en prendra bonne note.
Il a aussi rappelé les risques liés à la reconnaissance faciale, n’acceptant qu’un usage limité dans le cadre d’une interprétation restrictive de la loi. Le comité européen de la protection des données (CEPD), qui regroupe les autorités nationales de protection des données de l’EEE, a adopté des Lignes directrices 05/2022 sur l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale dans le domaine répressif. Il y souligne que l’utilisation de la reconnaissance faciale a une incidence directe ou indirecte sur un certain nombre de libertés et droits fondamentaux qui vont au-delà du respect de la vie privée et de la protection des données, comme la dignité humaine, la liberté de mouvement, la liberté de réunion, etc. Il y conclut que l’identification biométrique des personnes effectuée à distance dans des espaces accessibles au public présente un risque élevé d’intrusion dans la vie privée des personnes et n’a pas sa place dans une société démocratique, étant donné que, par nature, elle se traduit par une surveillance de masse. Le CEPD s’oppose également aux systèmes de reconnaissance faciale fondés sur l’intelligence artificielle qui classent les personnes à partir de leurs données biométriques dans des groupes en fonction de l’origine ethnique, du genre, ainsi que des opinions politiques ou de l’orientation sexuelle.
Quant à la plateforme nationale de recherche policière (POLAP), le TF n’a pas caché ses doutes quant sur la possibilité de se baser sur 26 lois cantonales et une loi fédérale. Quoiqu’il en soit, les législateurs sont avertis. La procédure d’appel rend les contrôles difficiles et une loi doit préciser aux moins les catégories de données et les finalités pour lesquelles une communication est prévue, ainsi que le cercle des personnes pouvant les consulter.
En conclusion, le TF n’exclut totalement ni la recherche automatisée de véhicules à des fins de poursuite pénale, ni la reconnaissance faciale, ni un système d’information de police commun à la Confédération et aux cantons. Mais dans les trois cas il faut qu’une loi prévoie avec précision, les conditions et les limites, tenant compte de la gravité de l’atteinte à la sphère privée.
Voir également l’article «Face Recognition Technology in Swiss Law Enforcement Deployment, Legal Basis and Super-Recognizer-Centered Solution», que j’ai publié ce printemps avec Meike Ramon et Alexandre Barbey dans la revue AJP/PJA 2/2024, pp. 128-143.